Le journalisme entre Bouteflika et Ponce Pilate 30 mai, 2007
Posté par benchicou dans : Chroniques dans Le Matin , trackback10 décembre 2003
Quand la presse de mon pays se met en devoir de faire le procès de ses égarements, mieux vaut assister au spectacle. On en sort avec la conscience apaisée : Beliardouh, en fin de compte, n’était qu’un vulgaire diffamateur accablant la mafia locale, et l’anonyme Bouras méritait bien ses jours de prison qui croyait s’attaquer aux notables d’El Bayadh au mépris de la déontologie ! Avec ses airs doctes, ses leçons de morale et sa pudibonderie assassine, une certaine confrérie de Ponce Pilate nous a enseigné, pendant deux jours à l’hôtel El Djazaïr lors de cet intéressant séminaire sur la diffamation organisé par El Khabar, l’art et la manière de faire du journalisme dans la République de Saïd Bouteflika. Leçon numéro une : le journalisme professionnel se mesure à la tranquillité qu’il procure à ceux qui le pratiquent. Leçon numéro deux : le journalisme professionnel s’apprécie au nombre de pages de publicité offertes par le clan présidentiel via l’Anep et au nombre de voyages effectués dans les bagages du chef de l’Etat ! Avec ces deux préceptes fondamentaux, dont on devine qu’ils sont des solides garanties pour l’exercice indépendant et « éthique » du métier, vous êtes blindés pour le restant de votre carrière. Il suffit de suivre le prospectus de la presse convertie au jésuitisme, à la tartuferie, à la pierre et aux élégances de la hâblerie. La presse algérienne diffame ? Mais bien sûr, messieurs, bien sûr ! On parle bien sûr de l’autre presse, pas celle qui voyage avec le président, mais l’autre, celle qui paie ses factures d’imprimerie, l’autre qui se fait suspendre, traîner devant les juges, convoquer par les commissaires, cette presse immature et provocatrice qui se fait confisquer ses passeports et jeter en prison, ces gazettes à ce point ignares du journalisme professionnel qu’ils se font harceler par le fisc, harceler par les imprimeries, harceler par les policiers, les magistrats, les flics de Zerhouni, puis maintenant par leurs collègues érudits en déontologie et indignés par tant d’impiété envers les religions bouteflikiennes ! La presse algérienne diffame ? Mais voyons, comment désigner autrement ces révélations sur les grands chambellans tortionnaires et les gros cardinaux milliardaires qui mettent si mal à l’aise à l’heure du toast avec le chambellan et à l’heure bénite où le cardinal devient « source autorisée » ? Car on l’a bien compris : par diffamation condamnable, on entend celle qui vise les gens du pouvoir, pas celle qui accable les quidams d’en bas. Quand on traite les enseignants grévistes de « rentiers aventuriers », c’est de la clairvoyance assumée. Quand on évoque la torture de Zerhouni sur Sadaoui dont la pharmacie plaisait à l’impératrice Fatiha Boualga, cela devient de la diffamation. Alors va pour les enseignants ! Il faut bien se faire les dents sur quelque proie pour afficher quelque virilité devant sa descendance.
Gardez votre morale, messieurs ! Notre religion est faite : le journalisme, dans l’Algérie d’aujourd’hui, se mesure à ses choix éditoriaux. Dans un pays livré à l’injustice, à la rapine et aux gangsters du pouvoir, le journalisme, et qu’on me pardonne cette vieillerie qui jure tellement avec vos esprits éveillés, reste un acte de combat. Ils sont au moins deux à l’avoir compris : le GIA et Bouteflika. Le second est en train d’en finir avec ceux que le premier n’a pas eu le temps d’assassiner.
La tentation de soigner la presse algérienne de ses dévergondages est aussi vieille que celle de plaire aux souverains. Le débat eut lieu en son temps, avec Saïd Sadi et sa « Lettre à mes amis de la presse » qui reste le modèle de la bonne intention dans un univers de truands.
Avec le temps, le leader démocrate a pu mesurer à quel point les dévergondages ont sauvé ce qui restait de vérité et que c’était bien sur cette presse libertine et adolescente que repose quelque espoir d’éviter de secondes morts à Mohammed Dib, Kateb Yacine et Matoub Lounès. Oh, j’entends bien : il y a la syntaxe maltraitée, les « sources » non vérifiées, l’indicatif qui se mélange avec le subjonctif et parfois même les idées qui se perdent. Mais qui ne préfère des vérités dites avec des fautes d’orthographe à des mensonges énoncés sur le mode du verbe châtié ? Nous avons un phraseur, il est président de la République. Inutile de s’obliger à en multiplier les émules.
Il n’est nullement question ici de faire un plaidoyer pour la diffamation. La presse algérienne ne viendra jamais à bout de ses impuissances tant que ne s’y installe l’attachement à l’exactitude, le soin au respect d’autrui et la fidélité à toutes les probités intellectuelles. Or, c’est justement là le problème : ceux qui nous invitent à ce débat sont précisément disqualifiés pour le faire et encore moins pour le diriger. Pour diagnostiquer la réalité de la diffamation et en discuter des effets, il faut d’abord balayer devant soi et, surtout, répondre à la question centrale : l’information en Algérie est-elle malade des excès de la presse privée ou de la censure des gros médias ?
Le balai d’abord. Aujourd’hui, une partie de la presse privée algérienne est financée directement par le clan présidentiel. Une bonne dizaine de titres, heureusement parmi les moins influents, sont dirigés par le frère du président, Saïd Bouteflika. D’honorables correspondants des services activent dans les rédactions à visage découvert, souvent avec la bénédiction des directeurs de publication, s’adonnant à ce journalisme de connivence qui a fait la réputation des capitaines et des caporaux. C’est un fait. Mais un fait qui a fini par créer le contraste : dans un contexte d’allégeance, haro sur les indociles ! L’été passé à faire reparaître nos journaux, à taper dans la poche de nos amis, à consoler nos rédactions angoissées, à répondre aux commissaires de police, à subir les perquisitions à nos domiciles, à supporter les interrogatoires des procureurs, l’été à se faire enlever son passeport par un juge d’instruction acquis au clan présidentiel et à frôler la prison, c’est aussi l’été voulu par les Ponce Pilate de la presse, ceux qui ont entrepris de regarder ailleurs quand leurs confrères étaient malmenés, les oubliés du fisc et des imprimeurs, les obligés de Saïd Bouteflika, ceux-là même qui aujourd’hui, avec un aplomb remarquable, nous accusent de diffamer le pouvoir ! Passe que des chroniqueurs acrimonieux, officiant en terre pacifiée, s’arrangent pour nous réprimander de n’avoir pas défendu notre ancien collaborateur SAS condamné à six mois de prison par défaut, voyant par là un parti pris en faveur du ministère de la Défense nationale. Il faut un certain culot pour faire ce reproche à nous qui sommes jugés sur plainte de ce même ministère de la Défense nationale et qui totalisons onze affaires en justice sur des chroniques et des dessins portant sur les généraux ! Nous devinons le bonheur tranquille de cet illustre observateur installé dans un journal suffisamment avisé pour ne pas mécontenter les généraux. Quand on n’a pas le courage de Hicham ou de Dilem, pourquoi deviser sur leurs audaces ? Cela dit, notre chroniqueur est à la bonne place : un de ses confrères employé par le même quotidien s’est indigné, au cours du séminaire d’El Djazaïr, de ce que Le Matin se soit attaqué à Al Shorafa sans preuves ! Nous rassurons nos deux amis : le prochain procès intenté par les généraux contre Le Matin est fixé au 31 décembre et la prochaine audition du juge d’instruction sur l’affaire Al Shorafa est fixée à la première semaine de janvier. C’est avec un grand plaisir confraternel que nous les verrions partager avec nous l’attente du palais. Ils se procureront, du même coup, les réponses à leurs angoissantes questions. Mais voilà qui nous ramène au balai. Pour défendre efficacement l’éthique en journalisme, il faut d’abord s’abstenir d’ériger l’allégeance en technique professionnelle, refuser de se taire en échange de subsides publicitaires ou d’effacement d’ardoises d’impression, ne rien attendre des souverains et surtout n’écrire que sous sa propre dictée. Chacun est sans doute libre de faire l’usage qu’il entend de la place qu’il occupe sur la scène médiatique. C’est encore plus vrai quand elle est octroyée par le frère président. Mais alors qu’on ait la pudeur d’épargner ses confrères d’hypocrites désolations sur le sort fait « par les autres » à la déontologie.
Au pays où l’on s’accommode d’un président rédacteur en chef de l’APS, où la télévision s’est spécialisée dans les clips de Bouteflika, où rien ne filtre des attentes populaires, de leur mécontentement ni de leurs conditions, dans un système hermétique, confisqué, interdit aux opposants, faut-il se plaindre en priorité de la censure qui prive le citoyen de l’information ou des outrances d’une presse adolescente qui indisposent le pouvoir ? N’inversons pas l’ordre des maux. Ce n’est jamais la meilleure façon de se soigner. Et tant pis pour les brancardiers du système qui se sont trompés d’urgence : l’abus se corrige, la censure se combat.
Terminons par ce constat qui va inspirer bien des Ponce Pilate : après Aït Ahmed et les Thévenot, voilà les fantômes de Tibhirine. Qui a tué les moines, se demande-t-on en pointant le doigt vers les Tagarins ? A quelques semaines de l’élection présidentielle, la curiosité est plutôt opportune. Elle suggère aux généraux de s’inquiéter plus de leur sort personnel que des chances de Bouteflika de remporter le scrutin. Ce débat ne concerne pas que les chefs militaires. Assez de se taire ! Que ce qui reste d’intellectuels engagés et d’élite patriotique dans ce pays, et ils sont nombreux, s’engagent dans cette bataille de la dignité nationale : jusqu’à quand se laissera-t-on dicter nos choix par des acolytes embusqués dans une certaine littérature de la déstabilisation ? Assez de se taire ! Vous n’imposerez pas un second mandat de Bouteflika par la menace de la potence. L’Algérie qui a brisé les reins du GIA ne doit pas se laisser inhiber par deux déserteurs et trois intrigants parisiens. Qu’elle parle, diable ! Qu’au moins cette Algérie qui en est à souhaiter secrètement que les « décideurs » arrêtent la plaisanterie Bouteflika, la même qui les implorait de faire barrage au FIS, que cette Algérie-là, au moins, mette les mains dans la mouise, qu’elle fasse front devant les connivences fatales. Qu’elle se débarrasse de la tentation des Ponce Pilate ! Ils se sont tant reproduits que le must serait peut-être, cet hiver, de s’en distinguer. Le 26 décembre, rappelons-nous, c’est dans quelques jours.
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bonjour,
je suis un enseignat universitaire, univ béjaia
ancien correspondant du matin bureau de béjaia
voila monsieur je suis interessé par une étude sur les journalistes d’élite en algérie
c’est pourquoi je me permets de demander votre avis et surtout votre aide
j’attends votre réponse