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La chronique du jeudi :  » Sans ce cri… » 2 août, 2007

Posté par benchicou dans : Chroniques dans Le Soir , 7 commentaires

 

Trois questions ont gâché la semaine de nos analystes. La première est perfide : le pouvoir est-il corrompu parce qu’il est anti-démocratique ou est-il anti-démocratique parce qu’il est corrompu ? La seconde est plus émouvante : que doit entreprendre un pouvoir corrompu contre la corruption sans éliminer la corruption et menacer ses fondements de pouvoir corrompu ? La troisième, heureusement, est plutôt d’ordre ludique : un pouvoir anti-démocratique doit-il venir en aide aux contre-pouvoirs démocratiques et les aider à combattre le pouvoir anti-démocratique ?

Si je reviens aujourd’hui sur ces trois interrogations dont la gravité n’échappe à personne, c’est parce qu’elles ont été réellement posées cette semaine, et avec une insoupçonnable solennité. On savait difficile de guérir de l’enfance et de ses innocences. Il nous faut désormais admettre qu’on ne se remet pas non plus de ses illusions.

On a subi les deux premières questions par la faute d’un intrus au nom barbare : l’AACC. Entendez par là l’Association algérienne de lutte contre la corruption, une structure presque irréelle et dont on s’étonne d’autant plus de l’existence en cette époque d’indifférence qu’elle rivalise en audace et en témérité, avec des chiffres et des témoignages troublants. Diable, lisez-donc : « En 2007, la corruption est devenue une gangrène qui a atteint toutes les institutions de la République dans une sorte de concurrence criminelle entre clans mafieux, concurrence qui ne semble marquée par aucune limite ! » Traduisons : c’est au sein même du pouvoir que s’organise et se gère la corruption. Puis plus cette courageuse association dont je ne retiendrai jamais le nom donne le coup de grâce : «  Il n’y a aucune volonté politique de lutter contre la corruption ». Inutile de traduire : la première traduction est valable ici. S’ensuivit alors des analyses très savants et des interventions officielles très sérieuses autour de la meilleure technique pour les pirates de tuer leurs propres vaisseaux.

La troisième question a un coupable officiel: M. Boukerzaza. Le tout nouveau ministre de la Communication a annoncé un « plan Marshall » pour la presse publique, avec force milliards. « Et moi, et moi ? » ont immédiatement répliqué des titres de la presse privée. L’un d’eux, sur un ton docte, a même fait, noir sur banc, cet incroyable constat : « Le ministre semble faire abstraction de plus de 300 titres de la presse privée qui emploie environ 5000 salariés – entre journalistes et assimilés – pour concentrer ses efforts sur les seuls médias publics. » Le tout ponctuée par une supposition inimaginable : « Faut-il comprendre que la nouvelle stratégie – si tant est qu’on puisse la qualifier ainsi – du ministre se décline comme une volonté d’opposer la presse publique à celle privée en dotant la première de moyens matériels et techniques lui permettant de noyer la seconde ? »

Et c’est ainsi qu’en 2007, le régime algérien bénéficie, contre toute attente, des avantages de l’innocence politique : il construit un pouvoir absolu mais on en attend qu’il édifie la démocratie; il décapite les contre-pouvoirs, mais on explique sa férocité par un moment d’égarement. Combien faut-il de syndicalistes en prison et de journaux liquidés pour réaliser qu’on est devant une stratégie bien mûrie de mise en place d’un pouvoir absolu d’ici 2012 ? Le régime, ouvrons les yeux, n’a pas l’esprit à aider le pluralisme mais à l’éradiquer. Dernière victime en date : le syndicaliste Badaoui qu’on menace désormais de prison.

Deux morales à cette histoire. D’abord que les deux phénomènes sont liées : plus on décapite les contre-pouvoirs plus la corruption s’épanouit. Qui va dénoncer quoi dans un système absolutiste ? La corruption est la fille du totalitarisme.

Ensuite que rien n’est fatal. Je cite l’idée à l’infatigable militant Si Mohamed Baghdadi : il suggère la création d’un « comité Badaoui » pour les libertés syndicales sur le modèle du « Comité Benchicou pour les libertés » créé par des amis durant mon incarcération. Et bien, j’en suis de ce « Comité Badaoui » !

C’est ainsi qu’on donnera raison à Tahar Djaout : « Sans ce cri, le pays ne serait plus
qu’un souvenir-compost, qu’un guet-apens pour le larmier. »

Hachemi Chérif : la solitude de l’amant 

Aujourd’hui, au dessus de sa tombe se pencheront quelques amis infaillibles, le parfum du myrte et la brise voisine d’une mer désabusée. 

Exercer un contre-pouvoir ? Hachemi Chérif avait donné, à sa manière, les deux secrets de l’opposant en phase avec son époque : être à la fois amant et guerrier de sa terre. Amant qui accepte de tout subir pour lui épargner la dégradation définitive qui se trouve dans la soumission et la servitude. Amant de sa terre pour savoir la juger de l’intérieur, se confondre avec elle, la bousculer de ses colères, non pour ajouter à son insupportable malheur, mais pour désigner, comme dit l’écrivain, dans les murs contre lesquels elle butte depuis cinquante ans, des portes qui pourraient s’ouvrir. Amant de sa terre pour savoir qu’il n’est pas assez de critiquer son temps, il faut encore essayer de lui donner une forme et un avenir. C’est pourquoi Hachemi n’oubliait pas d’être guerrier devant la tragédie : il avait choisi de décrire le siècle de son peuple en regardant dans les yeux ses deux démons : l’intégrisme et le pouvoir corrompu. Et de les affronter simultanément dans l’espoir qu’ils desserrent leurs crocs. C’était son combat.

Il faut, je crois, pour cela, pour être amant et guerrier de sa terre, ne pas supporter le malheur des humiliés et redouter qu’ils ne désespèrent pour toujours et nous avec eux. On savait Hachemi capable de cette exceptionnelle générosité. Ce qu’on sait moins, c’est la valeur qu’il avait lui-même à ses propres yeux. Car pour vraiment aimer sa terre et les hommes, il faut aussi avoir une vraie estime de soi, et au juste prix. Et quel est le prix de l’homme qui détourne la tête aux cris de la victime et qui, devant l’injustice, consent à baisser le front ?

Hachemi est mort après avoir passé une vie à se mesurer à cette question.

C’est pourquoi il a vécu dans la solitude de l’amant et du guerrier. Face aux connivences massives de notre temps, face aux machiavélismes, face aux pédantismes intellectuels, aux esprits corrompus et aux frivolités courtisanes, face à tous ceux-là qui n’ont mis que leur fauteuil dans le sens de l’histoire, Hachemi était bien seul. Seul à aimer l’Algérie comme on ne l’aime plus aujourd’hui.

Ce matin, au dessus de sa tombe se pencheront donc quelques amis infaillibles, le parfum du myrte et la brise voisine d’une mer désabusée. Hachemi, parti depuis deux ans, n’en finit pas d’épuiser sa solitude sur cette terre livrée aux voracités des puissants et aux trahisons des clercs, aux voix asservies, aux soupirs de désespoir et aux calembredaines des encenseurs. Comme s’il était encore trop tôt pour se rappeler de l’incroyable réalité de ses pressentiments, encore trop tôt pour nos naufrages, trop tôt pour s’alarmer d’une noyade qu’il avait décrite pour nous, encore trop tôt pour réaliser l’ampleur de ses prémonitions.

Trop tôt ou trop accablant,trop lourd, trop ruineux …J’allais dire trop cher…

Mais dans l’écorce rugueuse des hypocrisies, Hachemi Chérif, par la persistance de ses refus et la pureté de ses obstinations, aura imposé, plus que des idées, l’existence du fait moral dans la politique : on peut aimer sa terre pour elle-même. Et mourir pour soi.

Le genre de combat, comment vous dire, qui mérite qu’on soit seul…

M.B.

 

Bélaïd Abdesselam :  » Pourquoi j’ai écrit mon livre » 1 août, 2007

Posté par benchicou dans : Algérie : analyses et polémiques , 24 commentaires

   

« L’armée est la seule structure qui fait face aux tempêtes »

L’ancien chef du gouvernement, Bélaïd Abdesselam, revient au devant de l’actualité à la faveur d’un livre pour le moins polémique qu’il vient de « balancer » sur la toile comme une bombe à fragmentation. Posé sur le guéridon, dans un coin de son appartement, le fameux livre est là, gros manuscrit de 322 pages, relié avec soin à défaut d’une publication en bonne et due forme.

Avant de commencer le long entretien de quatre heures qu’il nous a accordé (c’était avant la dernière sortie publique du général Touati), il prend la peine de convoquer un vieux radio-cassettes pour garder une empreinte sonore de l’entretien. « C’est une relique du PAP (plan antipénurie) », blague-t-il. Et une longue rétrospective de commencer sur fond de questionnements de l’histoire tumultueuse de l’Algérie contemporaine.

- Monsieur le Premier ministre, vous venez de mettre en ligne un livre que vous avez intitulé Pour rétablir certaines vérités sur treize mois à la tête du gouvernement. Ce que nous constatons d’emblée, c’est que votre livre se présente essentiellement comme une longue réponse au général Mohamed Touati qui avait critiqué votre gestion dans l’interview qu’il avait accordée à notre quotidien, le 27 septembre 2001. La première question que d’aucuns se posent est pourquoi avoir attendu six ans pour répondre au général Touati, et pourquoi avoir choisi une édition « online » plutôt qu’une édition « papier » ?
- Eh bien, que l’on me croie ou pas, ce sont des écueils purement circonstanciels qui ont fait que cela n’a paru que six ans après. J’avais commencé à rédiger ce livre en 2001. Cette même année, il y avait eu les inondations de Bab El Oued qui devaient être suivies deux ans plus tard par le séisme de Boumerdès. Ces deux événements m’ont affecté dans ma propre famille. J’ai eu en tout cas à m’occuper de problèmes familiaux. Ajoutez à cela des problèmes de santé. Tout cela m’a pris du temps, si bien que je n’avais pas la tranquillité nécessaire pour me consacrer à cet ouvrage. Maintenant, pour ce qui est des motivations de ce livre, il se trouve que pour de nombreux observateurs, le général Touati ne s’exprime pas toujours à titre personnel. Il était toujours présenté comme le porte-parole d’une institution. Si ce n’était qu’un point de vue personnel, je me serais gardé de lui répondre. Mais comme il est censé exprimer la position d’une institution, j’ai décidé de lui répondre et je me suis résolu à lui répondre cette fois-ci par écrit. Touati ne faisait en réalité que reprendre une thèse qui circulait depuis longtemps, à savoir que mon gouvernement a été renvoyé parce qu’il a échoué. Quand Ali Kafi m’a dit : ce gouvernement a échoué, nous mettons fin à sa mission, je n’ai pas voulu entrer dans une polémique à l’époque, d’autant plus que le pays était en crise. Après, je me suis mis à rédiger ce livre. Je vous surprendrai peut-être en vous disant que cela fait plus d’une année que le livre est achevé. J’ai essayé de l’éditer en 2006, mais l’on m’a posé des conditions inacceptables. Vous faites un travail et quelqu’un vous dit : vous me cédez ce travail, j’en fais ce que je veux. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de faire une opération commerciale. Mon objectif était de faire connaître mon point de vue. Aussi, ai-je été amené à dire à l’un des éditeurs que j’ai contactés : prenez l’ouvrage et publiez-le. Je ne vous demande rien d’autre. Mais lui, il a exigé que je signe un contrat en vertu duquel je devais lui céder tout, pour toutes les langues, pour tous les pays et pour toute la durée des droits. En contrepartie, il s’engageait à imprimer 1000 exemplaires. A l’évidence, j’ai refusé ce marché. C’est ainsi que je me suis résigné à le diffuser par internet. Voilà. Ce sont ces circonstances qui ont accompagné l’élaboration de ce livre. Ce n’est ni une conjoncture politique, ni un calcul particulier. Ce sont simplement les aléas que je viens de citer.
- Vous avez pris la tête de l’Exécutif juste après l’assassinat du président Boudiaf. Vous vous êtes assigné une mission de redressement économique et de retour à la stabilité, et pour cela, écrivez-vous dans votre livre, vous avez préconisé une période de transition de 5 années assortie de la proclamation de l’état d’exception. Ce qui n’a évidemment pas été observé. Pourquoi aviez-vous recommandé le recours à l’état d’exception ?
- Cette question nous renvoie à une question fondamentale : pourquoi a-t-on fait le coup de janvier 1992 ? C’est tout le problème. J’estime que ce qui s’est passé le 11 janvier 1992 est quelque chose de très problématique. Le peuple a voté. Il y a eu un résultat électoral. On a enlevé le chef de l’Etat. On a annulé les élections. On a engagé le pays dans un processus qui a abouti à ce que vous connaissez. Après les événements du 5 octobre 1988, Chadli était désemparé. Il a réuni le bureau politique du FLN et a demandé : dites-moi si je dois partir, je suis prêt à partir. Quelqu’un lui a répondu : ce qui vient de se passer, c’est le signe que nous avons échoué. Par conséquent, nous devons tous partir. Evidemment, ce n’est pas la solution qui a été adoptée. Chadli s’est donc maintenu et a poursuivi ses prétendues réformes. Pour autant, le mécontentement populaire ne s’est pas arrêté. On a donné ainsi la possibilité au FIS d’exploiter ce mécontentement et il est devenu l’opposant par excellence.
- Vous notez que la manière dont Chadli a été « démissionné » était un « véritable coup d’Etat » que l’ANP aurait dû assumer en tant que tel. Et vous précisez que « c’est un coup d’Etat contre le peuple plus que contre Chadli ». En acceptant la responsabilité, vous avez, d’une certaine manière, cautionné ce coup d’Etat…
- Non seulement je l’ai cautionné, mais j’étais pour le coup d’Etat. Mais je dis qu’il aurait fallu le faire au moment opportun et le faire dans une logique salvatrice pour le pays. A partir du moment où l’on a laissé se faire le processus électoral, on a donné une légitimation au FIS. Avant les élections, le FIS était un parti politique. Après les élections, c’est devenu un parti représentatif. C’est différent. Il a gagné les élections. Ce n’est pas la même chose. Vous n’avez plus affaire au FIS, vous avez affaire au peuple. C’est complètement différent. On ne pouvait pas se permettre un tel acte qui est très grave du point de vue politique si on ne l’accompagnait pas d’autre chose. Il fallait donc une politique entièrement nouvelle. Une politique qui apportât au peuple la réponse qu’il attendait. On m’avait consulté à l’époque sur cette question. On était venu m’annoncer qu’il était question de faire démissionner Chadli et de le faire remplacer. On était venu me dire : « Ton nom est cité. »
- Qui « on » ?
- Je le dirai peut-être plus tard… Enfin, quelqu’un qui était dans le coup, plus ou moins. Je lui ai dit : on aurait fait le coup d’Etat avant décembre (1991), c’est une chose. Maintenant, c’est autre chose. Vous ne pouvez pas dissoudre le FIS seul et laisser le FLN. L’appareil du FLN qui a conduit cette politique, vous ne pouvez pas l’épargner. Pour cela, Chadli ne devait pas partir comme cela. J’ai dit qu’il fallait le destituer en condamnant sa politique. A partir de là, il eût fallu se donner le temps de mettre en pratique une politique nouvelle avant de retourner au processus électoral. A l’époque, j’ai estimé qu’il fallait une période de cinq ans pour mener à bien ce redressement. Mais eux, au lieu de cela, ils firent démissionner Chadli. Pis encore, ils lui fournirent l’occasion de sortir par la grande porte.
- Mais pourquoi l’état d’exception ?
- Concernant l’état d’exception, de deux choses l’une : ou bien vous êtes dans un régime constitutionnel. A ce moment-là, vous gouvernez avec un Parlement. Est-ce que vous pouvez le faire avec un Parlement qui n’est pas à vous ? Le FIS aurait objecté : j’ai gagné les élections, dégagez ! Moi je dis : pour pouvoir agir, vous êtes obligé de revenir à une situation de pleins pouvoirs. Vous mettez donc en congé le Parlement et vous suspendez la Constitution en proclamant l’état d’exception qui, soit dit en passant, est une mesure pleinement constitutionnelle. Mais l’état d’exception tel que je l’ai préconisé, il n’avait de sens que s’il était accompagné d’un programme qui se fixe des objectifs et qui donne des rendez-vous et ne pas rester ad vitam aeternam. Parce qu’il faut bien un jour ou l’autre revenir aux élections, sinon, cela devient autre chose et ne parlons plus de démocratie. L’état d’exception comme l’état d’urgence sont des mesures censées faire face à une crise. Et une crise qui dure signifie qu’il y a quelque chose d’anormal. On ne peut pas continuer à faire de mesures à caractère exceptionnel quelque chose de permanent. C’est implicitement un aveu que l’on n’a pas attaqué les vraies causes de la crise.
- Votre livre suscite de nombreuses questions par rapport à certaines allégations que vous faites, et qui ont des accents de véritables révélations, voire de « pavé dans la mare ». Vous citez par exemple le scandale financier de la société italienne ENI qui aurait versé 30 millions de dollars de commission pour un marché de gaz. Vous écrivez : « Par la suite, après mon limogeage, certains amis proches de ce qu’on peut appeler pudiquement les milieux bien informés, m’avaient dit que le jour où je m’étais mis à fourrer le nez dans le contrat de vente du gaz naturel à l’Italie, j’avais signé l’arrêt de mort de mon gouvernement. » Peut-on connaître les développements de cette affaire ?
- D’abord, je me dois de préciser que je ne voulais pas mener une lutte contre la corruption par la politique du bouc émissaire en livrant quelques individus en pâture à l’opinion. Dans mon esprit, il fallait prendre des mesures qui ne visent personne et qui touchent tout le monde. Quand il y a eu cette affaire du gazoduc italien, le scandale a éclaté sur le plan international. En tant que chef du gouvernement, je ne pouvais pas ne rien dire. Certains ont cru que je visais un homme qui était influent dans le système, en l’occurrence Larbi Belkheir. Or, je n’ai pas visé Belkheir. Un grand chef d’entreprise étranger avait avoué qu’il avait versé une commission importante contre un contrat. Il avait dit qu’il l’avait fait au profit d’un intermédiaire libyen qui lui avait été présenté par le président du Conseil italien, M. Andreotti. Or, il est de notoriété publique que M. Andreotti était venu plusieurs fois en Algérie accompagné de cet intermédiaire, et qu’il a été reçu par Chadli avec Belkheir. Je ne sais pas pourquoi M. Belkheir s’est considéré comme visé. Nezzar est venu me dire Belkheir veut te voir. Je lui ai dit : je n’ai rien à lui dire. Qu’est-ce que je vais lui dire ? Il y a eu ainsi un fâcheux quiproquo. Mais moi, je ne partais pas de l’idée que Belkheir était coupable.
- Vous affirmez avoir engagé un cabinet international pour enquêter sur cette affaire. Avez-vous obtenu des résultats probants de ces investigations ?
- Non. Les investigations, je les ai lancées, mais je suis parti avant d’en connaître les conclusions. On m’avait simplement dit : on peut vous dire qui a touché des commissions. Mais avoir des preuves, c’est difficile. Pour cela, il faut avoir la complicité de gens qui ont accès à des documents qui ont un caractère secret, et là, il faut avoir les moyens, il faut payer. Il faut négocier avec les Etats. Il n’y a que des Etats qui peuvent le faire. La société que j’avais engagée était une société sérieuse. C’est la société qui a établi des dossiers sur l’ancien chef d’Etat brésilien qui a été révoqué, ainsi que sur le président Mobutu et sur d’autres chefs d’Etat qui ont été mis en cause sur le plan international. A un moment donné, j’ai dit à quelqu’un de cette société : « On se voit en juillet. » Il m’a répondu : « Est-ce qu’en juillet vous serez encore là ? »
- Vous avez mis en place tout un dispositif anticorruption et vous avez même pris part, soulignez-vous, à la naissance de Transparency International à Berlin. Vous parlez de « sabotage » à l’encontre de certaines des mesures que vous avez prescrites, comme l’opération de changement des billets de banque qui n’a jamais abouti. Est-ce à dire que vous rencontriez une farouche résistance sur ce chapitre de la part des « décideurs » ?
- Oui, ça dérangeait. Ça dérangeait… On m’a fait « lanterner », comme dirait Touati. Pour l’histoire du changement de billets, force m’est de reconnaître que j’ai commis une erreur d’appréciation et c’est le seul échec que je me reconnaisse. J’aurais dû les faire imprimer ailleurs puisque on ne pouvait manifestement pas les imprimer ici. Si je l’avais fait à temps, j’aurais créé une situation qui aurait consolidé mon gouvernement. Même le terrorisme aurait été frappé. Je me rappelle toujours de ce commandant d’une unité de gendarmerie qui me disait : « J’en suis à mon 50e mort, faites quelque chose. » Le fait est que les terroristes avaient des capitaux énormes en liquide avec lesquels ils achetaient des soutiens. Le changement des billets les aurait contraints à les déclarer, faute de quoi, leurs avoirs seraient devenus du papier. C’était donc une mesure à la fois économique, politique et sécuritaire.
- Dans votre ouvrage, vous créditez le général Touati d’un pouvoir plénipotentiaire sous sa casquette de général qui « intrigue de derrière le rideau », selon vos propres termes. Quelle était la qualité de vos relations ?
- Pour moi, il est le prototype même de ceux qui sont les promoteurs du modèle assimilationniste. Cela dit, nous avions des relations correctes. Il se trouve que beaucoup de gens me critiquaient en disant que je suis « un homme du passé ». J’ai riposté une fois en disant de mes détracteurs que eux aussi, ils étaient du passé puisqu’ils soutenaient des idées du passé. J’ajouterais que ces idées étaient de celles que nous considérions comme propres aux « partisans de la laïcité et de l’assimilation ». C’était une formule employée dans les années 1940 à l’encontre de gens qui prônaient de suivre le modèle européen. M. Touati me fit le grief que j’aurais proféré une injure. J’avoue que cela m’a un peu choqué. Qu’un général de l’ANP me fasse un tel reproche signifiait qu’il était de l’autre côté, alors que j’imaginais qu’un officier de l’ANP était un héritier de l’ALN qui est née dans le sillage du mouvement national. Nous avons eu quelques échanges aigres-doux mais les choses en étaient restées là. Je me rappelle lui avoir dit qu’il détestait Boumediene. Il m’a répondu : « Je l’ai admiré après sa mort. » C’est là que j’ai mesuré le fossé qu’il y avait entre lui et moi. J’ai réalisé que nous appartenions à deux mondes différents et que nous ne pouvions pas être dans le même attelage. Pour autant, on ne s’est jamais « chamaillés ».
- On vous prête des déclarations selon lesquelles « c’est l’armée qui (vous a) ramené ». Vous ne semblez pas en faire un tabou…
- Non, non, je n’ai jamais déclaré que c’est l’armée qui m’a ramené. J’ai dit très exactement : « Je me suis engagé avec l’armée. » C’est différent.
- Pourtant, vous écrivez : « Je ne crois pas révéler un secret d’Etat en disant que l’ANP assumait la charge du pouvoir » (p 52). Plus loin : « Tout le monde savait que depuis la disparition du président Boudiaf, le HCE n’était plus qu’une chambre d’enregistrement et un organisme de promulgation formelle de décisions prises ailleurs » (p 186)… Quels étaient vos rapports avec le directoire du HCE ? Le considériez-vous comme votre véritable « interlocuteur » ?
- Mes rapports avec le HCE étaient globalement corrects. Mais le véritable interlocuteur, c’était Nezzar. Avec les autres, on pouvait parler de certaines choses, mais quand il s’agit de décisions, l’interlocuteur c’était Nezzar. Dans les moments importants, j’avais toujours affaire au général Khaled Nezzar et au président Ali Kafi. Je dirais même qu’il était convenu que Kafi s’abstînt d’intervenir. Il ne prenait pas la peine de parler. Tout le monde savait que le pouvoir était là où il est. Toujours est-il que je me cramponnais à l’idée que je n’étais pas là pour faire n’importe quoi. Que j’étais là pour apporter mon appui à une équipe dans le cadre d’une politique en laquelle je croyais. Je sentais que chez les gens de l’armée, il y avait une certaine solidarité, quelles que soient les divergences qu’il pouvait y avoir entre eux. C’est ce qui fait d’ailleurs la force de l’ANP et c’est tant mieux, parce que s’ils étaient divisés, cela aurait été fatal pour notre pays. Après, il y a eu un problème crucial qui s’est posé pour eux, à savoir l’histoire du rééchelonnement. Derrière se profilait l’enjeu de la libération du commerce extérieur, la question de lâcher la bride un peu aux affaires…
- Justement, vous consacrez une bonne partie de votre ouvrage à votre combat pour faire échec à la « thérapie » du FMI et l’option du rééchelonnement que l’on tentait par tous les moyens de vous faire endosser. Votre refus de « tendre la sébile » au FMI ne serait-elle pas, en définitive, la raison principale de votre limogeage ?
- Oui, en effet. Ce n’est pas la seule mais c’est la principale raison parce que je persistais à dire que l’on pouvait s’en passer.
- Vous citez une conversation avec le général Lamari qui vous aurait dit, après une opération terroriste où plusieurs soldats sont morts, que la lutte antiterroriste ne concernait pas que l’armée et qu’il fallait ouvrir des chantiers pour créer de l’emploi et endiguer la subversion. Ce que vous avez interprété comme une invite à parapher l’accord avec cette institution et sa promesse de verser cash 14 milliards de dollars…
- C’était en réalité une discussion téléphonique. Malgré cela, j’ai senti qu’il était « travaillé ». On l’a travaillé dans ce sens. Le problème, c’est que ce n’était même pas un paiement « cash » qui nous était promis. Les gens s’imaginaient que le FMI allait nous verser directement 14 milliards de dollars alors que cela ne se passe pas comme cela. Moi, je tenais à savoir de combien le rééchelonnement allait augmenter notre capacité d’importation. Si c’est une augmentation substantielle, cela vaut le coup. Si c’est de l’ordre de 1 milliard, ce n’est pas intéressant. Ce n’est pas avec un milliard ou 1,5 milliard de plus que l’on va relancer réellement l’économie. Evidemment, moi je raisonnais en fonction des besoins de l’économie. Mais pour certains, c’était en fonction des marchés qu’ils apportaient de l’extérieur en termes de produits à vendre. C’était tant de frigidaires de plus, tant de voitures de plus, de téléviseurs ou de machines à laver…
- En filigrane, votre opus pose une problématique de taille, à savoir le poids de l’institution militaire dans la conduite des affaires de l’Etat. Comment voyez-vous le transfert du « pouvoir réel » incarné par l’armée vers des instances civiles élues ?
- C’est tout le problème. Dans le contexte où nous sommes, la seule structure plus ou moins solide dans le pays, c’est l’armée. Elle est ce qu’elle est. Vous pouvez dire tout ce que vous voulez sur son compte, c’est la seule structure qui tienne et qui fait face aux tempêtes. Si vous voyez la société civile, la société politique, elles sont déliquescentes. Cela dit, il faut qu’un jour ou l’autre l’armée passe la main. Mais entre les mains de qui cela va-t-il tomber ? Vous me demandez de répondre à une question à laquelle je n’ai pas de réponse. Je ne peux qu’émettre un vœu : c’est que cette classe politique engendre un jour des hommes capables de prendre en main le destin de l’Algérie. Je voudrais dans le même ordre d’idées souligner quelque chose : il faudrait faire la différence entre l’armée et les services de sécurité, car on a parfois tendance à les confondre. Les services de sécurité sont immergés dans la société civile. Je pense qu’ils sont allés très loin. Et je pense que le moment est venu d’assainir un peu les choses. Boumediene avait une autorité totale sur les services de sécurité. Aujourd’hui, les temps ont changé. On doit leur faire la cour pour pouvoir être nommé. Certes, le pouvoir doit avoir des mécanismes pour être informé. Mais il ne faut pas accepter que ces services deviennent les maîtres de la décision. A défaut, on risque de dégénérer vers une société policière d’autant plus dangereuse que ces pratiques sont occultes. Vous connaissez le système du « papier blanc » ? C’est ce qui nous attend. L’information vient, d’où ça vient, qui l’a donnée ? On ne sait pas. Mais elle est versée au dossier. Il faut qu’il y ait une autorité qui dise : j’estime que ce monsieur mérite qu’on lui fasse confiance. C’est moi l’autorité, ce n’est pas vous ! Vous m’informez d’accord, mais vous n’êtes pas l’autorité. C’est ce système-là qui a dégénéré. Je sais qu’au niveau de l’armée, ça leur pèse. Il y avait de hauts cadres de l’ANP qui disaient : « Koulchi yerdjaa âla d’hourna », « tout va nous retomber sur la tête, nous les militaires ». Ils veulent donc se délester de cette charge. Encore faut-il qu’il y ait un bon relais au niveau politique, pas des affairistes ou des gens qui trafiquent les élections.
- L’une des choses qui ont marqué votre passage à la tête du gouvernement, une relation très tendue, pas tendre en tout cas, avec la presse. On se souvient particulièrement de la suspension par vos soins du journal El Watan suite à l’affaire « Ksar El Hirane » où des gendarmes ont été assassinés. Dans votre livre, vous soutenez que c’est le général Touati qui a « briefé » El Watan sur cette information et vous y voyez une cabale fomentée contre le général Abbès Gheziel, commandant de la Gendarmerie nationale, pour l’empêcher de remplacer le général Khaled Nezzar à la tête du MDN. D’où tenez-vous un tel scénario ?
- Pour tout vous dire, c’est une déduction que j’ai faite a posteriori. Au moment de l’affaire, je n’avais pas cette information. Touati ne m’a jamais parlé d’El Watan. Celui qui m’a parlé d’El Watan, c’était Nezzar. Il m’a dit bon, tu as pris cette mesure. Je les ai rabroués. Maintenant, il faut les relâcher (les six journalistes d’El Watan emprisonnés à Serkadji après la publication de cette information, ndlr). Au bout d’un certain temps, j’ai fait libérer les journalistes. Quant à Touati, il m’a dit un jour que lors de cette affaire, il avait vivement protesté auprès de mon directeur de cabinet. Moi, j’arrivais le matin dans mon bureau et on m’avait mis le journal sous les yeux avec une grande manchette en première page annonçant que quatre ou cinq gendarmes avaient été tués près de Laghouat. Les responsables de la gendarmerie m’ont interpellé pour me dire : « Ils nous ont cassé l’enquête. » J’avoue que cela m’a énervé. Nous étions, il ne faut pas l’oublier, en état d’urgence. Cela vous donne le pouvoir de prendre quelqu’un sans lui donner d’explication et de l’envoyer au Sahara. On avait préalablement convenu avec les organes de presse de faire attention à l’information sécuritaire et ne pas servir de caisse de résonance aux actes terroristes qui étaient en quête de retentissement. Le ministre chargé du secteur avait rencontré les directeurs de la presse auparavant et les avait édifiés dans ce sens. Pour moi, El Watan avait donc transgressé une mesure que l’on avait prise dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Par la suite, j’ai été qualifié d’ennemi de la presse et de bonhomme hostile à la liberté d’expression. Je ne suis pas l’ennemi de la presse. Je dis juste que la presse doit se discipliner dans les situations difficiles. Je pourrais même me targuer d’être celui qui a le plus respecté la presse et les journalistes parce que je n’ai jamais essayé de les acheter. J’aurais pu dire à tel ou tel journal, je prends en charge vos factures et, en retour, mettez-vous à mon service. Je ne l’ai pas fait.
- J’aimerais, si vous le permettez, aborder un autre point polémique vous concernant, à savoir une formule aux allures de « fetwa » qui vous est prêtée avec insistance. Je pense à l’expression « laïco-assimilationnistes » proférée à l’encontre des démocrates, des gens de gauche et autres journalistes de la presse privée, les désignant à la vindicte populaire, voire terroriste, comme cela vous a été maintes fois reproché. Peut-on connaître votre version à ce sujet ?
- Le jour où j’ai évoqué cette expression, je m’étais exprimé en langue arabe en disant : « Ashab alaïkia wel indimadj », « les adeptes de la laïcité et de l’assimilation ». On m’en a fait un procès d’intention alors que je n’ai jamais employé l’expression « laïco-assimilationniste » en tant que telle. La première expression fait référence à une formule que nous employions du temps de la colonisation. Ceux-là, nous les voyons ressurgir sous une autre forme aujourd’hui. Il m’est arrivé de dire que parmi les gens qui nous attaquaient, il y avait certains éléments de la presse, des partisans de la laïcité qui étaient contre nous sur le plan doctrinal, mais, de là à en faire des cibles pour les terroristes, l’argument, ma foi, est court. On arguait qu’à partir du moment où ils étaient dénoncés, on en faisait des cibles potentielles. Fallait-il donc ne rien dire alors que de leur côté, ils s’en prenaient allégrement à moi ? Ce n’est pas équitable.
- Avez-vous eu des réactions « en haut lieu » depuis la sortie, ou plutôt… la mise en ligne de votre livre ?
- Non, pas à ma connaissance.
- Un commentaire à propos de la lettre du général Touati parue ce lundi dans les colonnes du Soir d’Algérie ?
- J’estime que dans l’ensemble, il n’a rien apporté de nouveau. Je constate qu’il est resté fidèle à lui-même, avec ses imprécations et ses jugements de valeur. Il a parlé de la souffrance de sa famille, particulièrement de sa grand-mère durant la colonisation. Je m’incline pieusement devant cette grand-mère courage et devant tous les habitants de cette région que cite M. Touati, ainsi que tous les Algériens qui ont subi la répression coloniale. J’ai noté, par ailleurs, que le général Touati est revenu sur l’histoire du rééchelonnement en affirmant que j’ai laissé l’Algérie au bord de la cessation de paiement. Je relève qu’il a manqué de préciser à partir de quel jour cela a-t-il commencé. Je soumets à votre appréciation cette édition du journal Le Monde datée du 31 janvier 1994 avec ce titre : « L’Algérie suspend le paiement de sa dette extérieure ». Moi, je suis parti en août 1993 en laissant derrière moi 2 milliards de dollars à la Banque centrale en plus d’un stock d’or. Le Monde cite d’ailleurs un banquier algérien qui s’étonne que ces 2 milliards aient « fondu » en si peu de temps.
- Hormis l’écriture, que devient aujourd’hui Bélaïd Abdesselam ?
- Je suis chez moi. Je souhaiterais poursuivre mes réflexions. J’aimerais écrire d’autres ouvrages encore. Mais est-ce que j’aurai le temps et la sérénité nécessaires pour le faire ? Je l’ignore…

 Mustapha Benfodil (El-Watan)

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