On cache la vérité aux Algériens 10 septembre, 2007
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Une chronique de Mohamed BENCHICOU parue dans
© Le Soir d’Algérie du 15 février 2007
A sa huitième année de règne, Abdelaziz Bouteflika réalise que la dignité nationale est décidément quelque chose de trop sérieux pour servir de simple slogan de camelot. Subir le visa libyen démolissait déjà ce qui restait de la « izza oua el karama » promise sous l’ivresse de la victoire.
Imposer Kassaman dans les écoles à l’heure de partir à Cannes assister à un humiliant sommet avec l’ancienne puissance colonisatrice prêtait déjà au burlesque. Voilà que les derniers attentats d’Al-Qaïda en Kabylie nous réveillent à la gravité du handicap : l’Algérie de Bouteflika, déjà incapable de prévoir le pire, s’avère inapte même à le réaliser et encore moins à l’affronter. Car enfin, ouvrons les yeux : ce ne sont plus «nos fils égarés», mais Al-Qaïda qui frappe sur notre sol et qui le revendique ! C’est-àdire un terrorisme planétaire, incontrôlable, puissant, indéfinissable, étranger à nos critères d’analyse traditionnels, un terrorisme universel et à qui, avouons-le, le pouvoir a donné le temps de s’installer. Le temps, mais aussi les hommes, relâchés de prison, et même l’argent pour s’équiper. Les attentats de mardi signent la défaite sanglante d’une politique aveugle, sourde et dérisoire. Huit années de vanité politique, de candeur idéologique et d’incompétence stratégique, encouragées par la bigoterie nationale, les servilités intellectuelles et l’opportunisme politique. Tout était faux : le diagnostic, l’analyse et même la terminologie. Le chef de l’Etat, dans son infinie naïveté, croyait pouvoir traiter ce terrorisme universel par l’émotion patriotique, la miséricorde algérienne, la «réconciliation entre Algériens», le pardon rédempteur accordé aux enfants égarés. Mais ces tueurs n’avaient rien d’Algérien, M. le président ! Ils obéissent à une foi qui ne se connaît pas de frontières, ni de filiation patriotique, qui échappe à l’époque et aux règles de l’attachement national. Ils ne sont pas aveuglés par la colère, ils ont les yeux ouverts sur leur cause. Ils ne se battent pas pour une justice terrestre, mais pour une purification de l’Algérie. Ils ne cherchent pas votre pardon, mais votre rédemption. Écoutons comment les terroristes qui ont ensanglanté mardi la Kabylie vous regardent : «Etat de voleurs, d’esclaves des juifs et des chrétiens et des enfants de la France.» Regardez comment ils comptent réagir : «Les jeunes musulmans dans le Maghreb islamique sont déterminés à vous abattre et à libérer les terres d’Islam de tout croisé et apostat.» Les hostilités s’annoncent longues et incertaines. Confortées, «légitimées» presque par ces procès sur la corruption, ce procès interminable où l’on devait juger Khalifa, mais où l’on voit tout le régime à la barre des accusés. Ces images de la dépravation achèvent de donner un sens à cette nouvelle guerre sainte : «Tous pourris !» Qui défendra un pouvoir aussi sali ?
La guerre reprend un second souffle
On cache la vérité aux Algériens : nous ne sommes plus dans un «conflit fratricide », mais dans une guerre classique entre le Bien et le Mal, impitoyable, planifiée, justifiée par les règles ancestrales de l’Inquisition, une guerre à laquelle nous ne sommes pas préparés. Il va falloir changer de stratégie ou de pouvoir. Les hommes qui nous gouvernent n’ont ni les outils ni la volonté politique pour prendre la mesure du péril annoncé. La jonction entre le Groupe salafiste et Ben Laden, tournant dans la guerre que livre le terrorisme international à l’Algérie, et pris très au sérieux par les capitales occidentales, a été négligée chez nous, par cupidité politique et par indigence d’esprit. Faut-il continuer à miser sur l’insupportable arrogance de Yazid Zerhouni pour qui le ralliement du GSPC à Al- Qaïda «n’aura aucune conséquence sur le terrain» et qui, avec un sens inégalable de la galéjade, va jusqu’à évaluer à «une centaine d’hommes» les groupes terroristes qui sévissent en Kabylie ? On ne sait pas si pour Yazid Zerhouni les huit morts de mardi sont à classer parmi les «conséquences sur le terrain », mais il faut parier sur son génie pour qu’aucun cadavre inopportun ne vienne plus gâcher les statistiques officielles. Ne parlons pas des boutades de son adjoint, M. Ould Kablia qui, avec la même aptitude à la rodomontade, assurait la semaine dernière que l’adhésion du Groupe salafiste à Oussama Ben Laden est «sans signification » et qu’Al-Qaïda Maghreb n’a désormais qu’une nuisance limitée. «Ils pourraient décider de s’attaquer à un étranger ou à ce qu’ils considèrent comme étant leur ennemi, mais ce serait un acte isolé et nous avons pris les dispositions nécessaires pour que cela n’arrive pas.» J’ignore si les victimes retirées des décombres de Si-Mustapha et de Draâ-Ben-Khedda étaient tous canadiens ou néerlandais, mais leurs familles savent désormais qu’elles ont péri dans «un acte isolé» qui ne devait pas se produire puisque M. Ould Kablia avait pris les «dispositions nécessaires pour que cela n’arrive pas». Oui, il va falloir dire la vérité aux Algériens. En finir avec les dérobades et avec les formules de M. Jourdain. Les opposants politiques qui succombent à la tentation de l’impatience et affirment que «la paix est revenue» participent au mensonge d’Etat. Il nous suffit des contrevérités de Yazid Zerhouni pour que viennent s’y ajouter celles de démocrates pressés de «pacifier» le pays par la métaphore afin d’y tenir élections. Pour l’heure, il faudra compter sur l’inquiétude des gouvernements occidentaux pour espérer pallier la passivité et les dissimulations du pouvoir algérien. Pour les services américains et européens, l’Algérie de 2007 pose un sérieux problème d’instabilité et de vulnérabilité au terrorisme islamiste international. On se réjouirait presque que la proximité de l’Europe nous épargne d’être otages de l’arrogance d’un régime dépassé par son époque. Mais cela ne nous exonère en rien de nos devoirs : il va falloir changer de stratégie ou de pouvoir.
La seconde mort de Moufdi Zakaria
C’est donc la semaine où il obligeait ses potaches à entonner Kassaman que le président algérien accourrait à la Croisette pour écouter la France parler à ses anciennes colonies africaines. Comme pour démontrer que les serments, même les plus beaux, sont faits pour être trahis. Parce qu’enfin, à quoi riment ces retrouvailles d’un autre âge où quelques dictateurs africains et deux ou trois nations décharnées papotent avec l’ancien Empire de leur condition d’anciens colonisés ? Et qu’a à y faire l’Algérie qu’on supposait affranchie de ces protocoles d’allégeance et qui, nous rebattait-on les oreilles, attendait de son ancien colonisateur qu’il se repentît de ses crimes ? Décidément, oui, la dignité algérienne, dans la bouche de nos dirigeants, a quelque chose de simple slogan de camelot. Ils n’en mesurent pas la gravité, ils se contentent de l’exhiber en tenue de soirée. Mais alors, comment prétendre l’imposer aux écoliers par l’oukase quand on la bafoue sous leurs yeux ? Kassaman est une promesse faite aux hommes. Dans l’Algérie d’aujourd’hui, elle devient une promesse non tenue. Et nos gamins le savent. Le sentent. Kassaman est un hymne à l’espoir. Et à la dignité. «Par les foudres qui anéantissent, par les flots de sang pur et sans tache, par les drapeaux flottants qui flottent sur les hauts djebel orgueilleux et fiers, nous jurons nous être révoltés pour vivre ou pour mourir, et nous avons juré de mourir pour que vive l´Algérie ! Témoignez ! Témoignez ! Témoignez !» Comment espériez-vous, messieurs, faire trembler par décret nos enfants sur ce chant d’orgueil quand un demi-siècle de gabegie et de corruption les pousse aujourd’hui aux portes du consulat de France ? Ah, l’absurdité à vouloir mimer les rites patriotiques américains ! Mais enfin, les enfants américains chantent volontiers The Star- Spangled Banner parce que cet hymne vit avec eux, ils l’assimilent à leurs conquêtes même relatives ou contestables, la démocratie, la liberté et la prospérité. Quelles conquêtes rappelle Kassaman à nos enfants sinon des vies perdues ? Pourtant les deux hymnes ont été écrits pour le même rêve, la liberté. Moufdi Zakaria rassure sa patrie par des mots simples : «Le cri de la patrie monte des champs de bataille, écoutez-le et répondez à l´appel, écrivez- le dans le sang des martyrs et dictez-le aux générations futures.» Francis Scott Key a posé sur la sienne le même regard : «Ô, dis, est-ce que cette bannière parsemée d’étoiles flotte toujours, pardessus la terre des hommes libres, et la patrie des hommes braves ?» Mais qui peut dire que les deux chants ont survécu au temps de la même manière ? Qui peut dire que les deux serments ont été tenus avec la même foi ? Pourtant, il y a dans Kassaman, écrit en 1955 ce qu’il n’y a pas dans The Star- Spangled Banner, rédigé en 1814 : l’odeur encore fraîche du siècle, le cri de la liberté qui résonne encore à nos oreilles. Comment a-t-on fait pour trahir de si jeunes serments quand les Américains, que vous voulez copier messieurs, donnent toujours une seconde vie aux leurs, pourtant vieux de deux siècles ? Il ne suffit pas de décréter Kassaman, il faut surtout en être digne, messieurs. C’est-à- dire d’abord faire son examen de conscience. Ensuite abolir l’injustice. Enfin, redonner la parole au peuple. C’est à cette seule condition qu’on évitera ces parjures d’Etat qui, d’une façon ou d’une autre, ont fini par tuer une seconde fois Moufdi Zakaria. M. B.
La chronique du jeudi : » Sans ce cri… » 2 août, 2007
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Trois questions ont gâché la semaine de nos analystes. La première est perfide : le pouvoir est-il corrompu parce qu’il est anti-démocratique ou est-il anti-démocratique parce qu’il est corrompu ? La seconde est plus émouvante : que doit entreprendre un pouvoir corrompu contre la corruption sans éliminer la corruption et menacer ses fondements de pouvoir corrompu ? La troisième, heureusement, est plutôt d’ordre ludique : un pouvoir anti-démocratique doit-il venir en aide aux contre-pouvoirs démocratiques et les aider à combattre le pouvoir anti-démocratique ?
Si je reviens aujourd’hui sur ces trois interrogations dont la gravité n’échappe à personne, c’est parce qu’elles ont été réellement posées cette semaine, et avec une insoupçonnable solennité. On savait difficile de guérir de l’enfance et de ses innocences. Il nous faut désormais admettre qu’on ne se remet pas non plus de ses illusions.
On a subi les deux premières questions par la faute d’un intrus au nom barbare : l’AACC. Entendez par là l’Association algérienne de lutte contre la corruption, une structure presque irréelle et dont on s’étonne d’autant plus de l’existence en cette époque d’indifférence qu’elle rivalise en audace et en témérité, avec des chiffres et des témoignages troublants. Diable, lisez-donc : « En 2007, la corruption est devenue une gangrène qui a atteint toutes les institutions de la République dans une sorte de concurrence criminelle entre clans mafieux, concurrence qui ne semble marquée par aucune limite ! » Traduisons : c’est au sein même du pouvoir que s’organise et se gère la corruption. Puis plus cette courageuse association dont je ne retiendrai jamais le nom donne le coup de grâce : « Il n’y a aucune volonté politique de lutter contre la corruption ». Inutile de traduire : la première traduction est valable ici. S’ensuivit alors des analyses très savants et des interventions officielles très sérieuses autour de la meilleure technique pour les pirates de tuer leurs propres vaisseaux.
La troisième question a un coupable officiel: M. Boukerzaza. Le tout nouveau ministre de la Communication a annoncé un « plan Marshall » pour la presse publique, avec force milliards. « Et moi, et moi ? » ont immédiatement répliqué des titres de la presse privée. L’un d’eux, sur un ton docte, a même fait, noir sur banc, cet incroyable constat : « Le ministre semble faire abstraction de plus de 300 titres de la presse privée qui emploie environ 5000 salariés – entre journalistes et assimilés – pour concentrer ses efforts sur les seuls médias publics. » Le tout ponctuée par une supposition inimaginable : « Faut-il comprendre que la nouvelle stratégie – si tant est qu’on puisse la qualifier ainsi – du ministre se décline comme une volonté d’opposer la presse publique à celle privée en dotant la première de moyens matériels et techniques lui permettant de noyer la seconde ? »
Et c’est ainsi qu’en 2007, le régime algérien bénéficie, contre toute attente, des avantages de l’innocence politique : il construit un pouvoir absolu mais on en attend qu’il édifie la démocratie; il décapite les contre-pouvoirs, mais on explique sa férocité par un moment d’égarement. Combien faut-il de syndicalistes en prison et de journaux liquidés pour réaliser qu’on est devant une stratégie bien mûrie de mise en place d’un pouvoir absolu d’ici 2012 ? Le régime, ouvrons les yeux, n’a pas l’esprit à aider le pluralisme mais à l’éradiquer. Dernière victime en date : le syndicaliste Badaoui qu’on menace désormais de prison.
Deux morales à cette histoire. D’abord que les deux phénomènes sont liées : plus on décapite les contre-pouvoirs plus la corruption s’épanouit. Qui va dénoncer quoi dans un système absolutiste ? La corruption est la fille du totalitarisme.
Ensuite que rien n’est fatal. Je cite l’idée à l’infatigable militant Si Mohamed Baghdadi : il suggère la création d’un « comité Badaoui » pour les libertés syndicales sur le modèle du « Comité Benchicou pour les libertés » créé par des amis durant mon incarcération. Et bien, j’en suis de ce « Comité Badaoui » !
C’est ainsi qu’on donnera raison à Tahar Djaout : « Sans ce cri, le pays ne serait plus
qu’un souvenir-compost, qu’un guet-apens pour le larmier. »
Hachemi Chérif : la solitude de l’amant
Aujourd’hui, au dessus de sa tombe se pencheront quelques amis infaillibles, le parfum du myrte et la brise voisine d’une mer désabusée.
Exercer un contre-pouvoir ? Hachemi Chérif avait donné, à sa manière, les deux secrets de l’opposant en phase avec son époque : être à la fois amant et guerrier de sa terre. Amant qui accepte de tout subir pour lui épargner la dégradation définitive qui se trouve dans la soumission et la servitude. Amant de sa terre pour savoir la juger de l’intérieur, se confondre avec elle, la bousculer de ses colères, non pour ajouter à son insupportable malheur, mais pour désigner, comme dit l’écrivain, dans les murs contre lesquels elle butte depuis cinquante ans, des portes qui pourraient s’ouvrir. Amant de sa terre pour savoir qu’il n’est pas assez de critiquer son temps, il faut encore essayer de lui donner une forme et un avenir. C’est pourquoi Hachemi n’oubliait pas d’être guerrier devant la tragédie : il avait choisi de décrire le siècle de son peuple en regardant dans les yeux ses deux démons : l’intégrisme et le pouvoir corrompu. Et de les affronter simultanément dans l’espoir qu’ils desserrent leurs crocs. C’était son combat.
Il faut, je crois, pour cela, pour être amant et guerrier de sa terre, ne pas supporter le malheur des humiliés et redouter qu’ils ne désespèrent pour toujours et nous avec eux. On savait Hachemi capable de cette exceptionnelle générosité. Ce qu’on sait moins, c’est la valeur qu’il avait lui-même à ses propres yeux. Car pour vraiment aimer sa terre et les hommes, il faut aussi avoir une vraie estime de soi, et au juste prix. Et quel est le prix de l’homme qui détourne la tête aux cris de la victime et qui, devant l’injustice, consent à baisser le front ?
Hachemi est mort après avoir passé une vie à se mesurer à cette question.
C’est pourquoi il a vécu dans la solitude de l’amant et du guerrier. Face aux connivences massives de notre temps, face aux machiavélismes, face aux pédantismes intellectuels, aux esprits corrompus et aux frivolités courtisanes, face à tous ceux-là qui n’ont mis que leur fauteuil dans le sens de l’histoire, Hachemi était bien seul. Seul à aimer l’Algérie comme on ne l’aime plus aujourd’hui.
Ce matin, au dessus de sa tombe se pencheront donc quelques amis infaillibles, le parfum du myrte et la brise voisine d’une mer désabusée. Hachemi, parti depuis deux ans, n’en finit pas d’épuiser sa solitude sur cette terre livrée aux voracités des puissants et aux trahisons des clercs, aux voix asservies, aux soupirs de désespoir et aux calembredaines des encenseurs. Comme s’il était encore trop tôt pour se rappeler de l’incroyable réalité de ses pressentiments, encore trop tôt pour nos naufrages, trop tôt pour s’alarmer d’une noyade qu’il avait décrite pour nous, encore trop tôt pour réaliser l’ampleur de ses prémonitions.
Trop tôt ou trop accablant,trop lourd, trop ruineux …J’allais dire trop cher…
Mais dans l’écorce rugueuse des hypocrisies, Hachemi Chérif, par la persistance de ses refus et la pureté de ses obstinations, aura imposé, plus que des idées, l’existence du fait moral dans la politique : on peut aimer sa terre pour elle-même. Et mourir pour soi.
Le genre de combat, comment vous dire, qui mérite qu’on soit seul…
M.B.
Chronique :Entre deux mâchoires 19 juillet, 2007
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Par Mohamed Benchicou
Bien sûr qu’il est agréable, souvent irrésistible et parfois salutaire, pour échapper à l’emprise de nos tourments, de ne parler que des joutes subsidiaires de notre temps. De nos palpitantes polémiques, par exemple : le livre de Belaïd Abdesselam, rancunier et parfaitement inutile mais qui, réunissant tous les avantages de la brocante, devrait passionner ceux qui gardent une âme de chineur ; ou les brûlots sur internet qui dévoilent, à nos grands désespoirs, l’inusable génie algérien dans le pillage des fonds publics ; ou la censure par Khalida Toumi du film de Lledo que je viens de voir, une oeuvre habile mais ambiguë, qui m’a laissé un arrière-goût amer par ses raccourcis sur la résistance algérienne, ses rapprochements équivoques avec le terrorisme islamiste et l’apologie abusive des pied-noirs, mais un film que les inquisiteurs officiels ont empêché qu’il ne vienne enrichir le débat controversé sur la révolution algérienne…
Oh oui, bien sûr qu’il est naturel de se divertir de ses malheurs par de séduisants exutoires empruntés au voisinage. Mais quand elles en viennent à s’éterniser, nos subterfuges du répit deviennent d’impardonnables alibis à la dérobade pour terminer en insoutenables accoutumances à la diversion.
Alors je ne parlerai pas du livre de Belaïd Abdesselam, ni des brûlots sur internet ni du film de Lledo ni même du prochain procès Khalifa.
Car il me semble qu’aujourd’hui notre survie est entre les deux mâchoires d’une tenaille noire autrement plus tragique, deux cataclysmes dont on détourne le regard, qui vont engloutir nos derniers espoirs démocratiques et qu’on s’amuse pourtant à traiter par le mensonge et le quolibet. Deux apocalypses. Deux : le glissement irrésistible vers une république absolutiste consacrée par la prochaine révision constitutionnelle ; la guerre massive et élaborée que nous déclare le terrorisme d’Al-Qaida, une guerre inavouée, cachée par nos dirigeants, sous-estimée par nos élites mais une guerre de pouvoir qui peut nous replonger dans d’interminables ténèbres et qui ne se terminera que par la défaite de Ben Laden ou la consécration d’une république islamiste à Alger.
En définitive, et pour succomber à mon tour au raccourci, nous voilà aux prises avec le choix royal de végéter sous une dictature ou de dépérir sous une théocratie.
Par un mécanisme du diable, chacune de ces deux apocalypses nourrit l’autre : le pouvoir s’appuie sur le risque terroriste pour se poser en unique recours, asseoir sa monarchie et décapiter les libertés publiques ; le terrorisme justifie sa guerre par l’objectif impérieux d’abattre un « pouvoir immoral et impie ».
Une guerre classique, longue et planifiée
Echapperons-nous à un régime théocratique ? C’est tout l’enjeu de cette guerre qui se déroule près de chez nous, que nous dissimulent les dirigeants par l’esbroufe et la mauvaise propagande et dont semblent s’accommoder si bien nos esprits blasés. Il est clair qu’elle a augmenté de tonus, qu’elle s’est fixée des objectifs politiques et qu’elle s’est donnée les moyens de les réaliser. Il est clair qu’elle a aujourd’hui du souffle et qu’elle se projette dans le temps. Nous ne sommes plus dans la guérilla mais dans une guerre classique, longue et planifiée, depuis qu’Al-Qaida a choisi de fragiliser le régime, de le frapper dans ses attributs de souverain été et qu’il a désigné ses adversaires : les forces de sécurité. Elle les attaque frontalement : pour cette seule semaine, une caserne de l’armée à Lakhdaria, trois casernes ou campements, dont une de la gendarmerie, à Yakouren. Et avec des moyens nouveaux : un camion piégé à Lakhdaria, des roquettes de RPG et des bombes directionnelles » à Yakouren.
Pour la première fois depuis 1999 nos voisins, l’Europe, l’Amérique, mais aussi l’armée algérienne, s’alarment d’une situation soudaine et qui était traitée jusque là par le dédain et la démagogie. Washington veut « mettre la main à la pâte », le Maroc propose une « alliance anti-terroriste » et Gaïd Salah dépêche un général, Ahmed Bousteila, pour coordonner des opérations « exceptionnelles » engagées dans Yakouren par des unités d’élite de l’ANP appuyés par des hélicoptères.
Mais le pouvoir algérien n’est pas outillé pour gagner cette guerre. Il lui faut d’abord un vrai soutien populaire dans la traque des terroristes et il ne l’a plus. Ce n’est pas un hasard si Ali Tounsi en appellait, mardi dernier, au « rouleau compresseur services de sécurité- population .» Mais comment convaincre la population, mon colonel ? Vous n’avez plus pour elle de vrai projet politique post-terrorisme et elle n’a plus pour vous la confiance vitale : à quoi, dit-elle, ont servi les années rouges sinon à réduire davantage le champ démocratique et à enraciner le népotisme et la corruption ? Ajoutons à cela que l’ardeur populaire des années 90 a été démolie par l’ingratitude du régime et, surtout, par la « réconciliation nationale. » Le pouvoir algérien a fait le plus mauvais usage de la mobilisation populaire de la précédente décennie. Il ne l’aura plus jamais.
Quant à l’armée, elle pâtit, outre de cette déconsidération de la société pour la guerre anti-terroriste, des effets macabres de « réconciliation nationale » sur les troupes : pourquoi combattre un ennemi que l’Etat va anoblir ?
Effrayé par la perspective de perdre le pouvoir, le régime algérien est partisan d’encore négocier avec les terroristes…Il l’aurait fait sans le véto américain : Washington juge que l’heure n’est plus aux conciliabules mais à une guerre totale.
Un régime de pouvoir absolu
En attendant, la seconde mâchoire se referme sur nous. La prochaine révision constitutionnelle signifie que l’Algérie a choisi le modèle bâtard des dictatures arabes : la « répubmonarchie », ce régime politique qui emprunte sa forme à la République occidentale moderne et son fond archaïque à la monarchie orientale. Un régime de pouvoir à vie, à la fois grotesque parodie de la république moderne et monarchie d’un autre temps, comme il en existe en Syrie, en Libye, en Egypte ou en Tunisie. Un régime de pouvoir absolu, qui n’admet aucun contre-pouvoir, bâti sur le refus de toutes libertés publique et privée, sur la corruption et la répression. Nous allons, dès 2007, vers l’éradication des libertés. Cela correspond au principe fondateur de la « répubmonarchie » mais aussi, et cela tombe plutôt bien, à la conception du souverain Abdelaziz Bouteflika qui considère octobre 88 comme une perversion et qui a commencé à le déligitimer et à déligitimer ses acquis démocratiques depuis huit ans. Presse libre, syndicats autonomes, partis d’opposition : Bouteflika n’aime pas ces butins du sang. Ces contre-pouvoirs arrachés à trente années de dictature ont, pour lui, les allures suspectes de sordides accouchements; des machins bâtards issus de l’aventurisme roturier; des prérogatives sacrées volées à l’état et redistribuées à une population immature. Lui l’enfant d’un pouvoir absolu qui règne en maître sur l’Algérie depuis quarante ans, est effaré, à son retour au pouvoir en 1999, par l’érosion de la puissance du contrôle étatique sur le citoyen. « J’ai laissé le pouvoir de Franco, je retrouve celui de la reine d’Angleterre » aimait-il à répéter, sans rire, aux journalistes étrangers. Il veut revenir au système unique, à la presse unique, au syndicat unique, par la terreur, par le chantage de la prison, la pression du juge ou la torture. Redresser le tort causé à l’état algérien par la machination d’octobre 1988; lui redonner ce que la rue lui a arraché. Et il le dit publiquement : « Le peuple algérien n’a formulé aucune demande démocratique. On a décidé pour lui. »
Bouteflika a tout entrepris pour délégitimer le processus pluraliste en marche depuis octobre 1988. Il ne reste plus qu’à l’abolir. La prochaine révision constitutionnelle va lui donner la possibilité de le faire « légitimement ». Mais déjà, il en engage l’amorce.
Lorsque le ministre Yazid Zerhouni annonce pour l’automne prochain une nouvelle loi sur les partis politiques qui va remplacer celle promulguée par ordonnance en 1996, il ne parle pas seulement des amendements concernant la création d’un parti ou la participation aux élections. Il sous-entend une décision plus capitale : éliminer les partis d’opposition d’ici 2012. Les journaux indépendants et les syndicats libres, eux, ne perdent rien pour attendre.
Une alliance nationale pour la survie de la démocratie » …
A voir le climat de désenchantement national, cette course contre la montre paraît déjà perdue. L’Algérie serait donc bien partie pour être, au mieux une « répubmonarchie » arabe, au pire une théocratie. Pourtant les choses sont, heureusement, plus complexes.
Il y a d’abord ces refus de l’injustice, certes isolés, mais opiniâtres, de certaines catégories sociales qui prouvent bien qu’une certaine Algérie protestataire continue d’exister. Le cinglant boycott des législatives, la fronde des enseignants ou des avocats, les jacqueries populaires qui secouent chaque jour nos villes, sont les signes heureux de la survivance d’une certaine colère algérienne qui a souvent, dans l’histoire, contrarié les oppressions.
Il reste à trouver les formes d’une « alliance nationale pour la survie de la démocratie » …
Ce capital protestataire est d’autant plus le bienvenu que le pouvoir algérien n’a pas tous les atouts en mains. Sur ces deux questions, la révision constitutionnelle et le traitement du terrorisme, Bouteflika ne semble pas jouir de l’adhésion unanime des différents clans ni encore moins de celle des grandes puissances mondiales.
Il ne faut pas des dons exceptionnels d’observation pour remarquer que le discours de Ali Tounsi sur le terrorisme, plus inquiet, assez circonspect et prudent sur la « réconciliation nationale », contredit celui du clan présidentiel, dithyrambique sur « le retour de la paix » et la « fin du terrorisme ». Il ne faut pas non plus des dons d’oracle pour remarquer que le 3è mandat ne bénéficie pas d’un soutien zélé de certaines « forces alliées », ce qui explique du reste les reports successifs de la révision constitutionnelle.
A l’inverse de ce qu’avance son appareil de propagande, Bouteflika ne jouit pas d’un grand soutien international pour un 3è mandat. De très sérieux analystes avancent que l’Amérique est très réservée sur sa capacité à combattre le terrorisme et une présidence à vie de Bouteflika équivaudrait à un pari sur l’incertain, la porte ouverte à Al-Qaida. De plus, Bouteflika n’aurait pas choisi le meilleur moment pour ériger sa monarchie : les Américains, à lire ces analystes, ne veulent plus de ces dictatures bâtardes incompétentes et impopulaires qui menacent leur propre stabilité. Ils ont forcé des royautés comme le Maroc ou la Jordanie à un pénible aggiornamento, comment se satisferaient-ils d’une dictature hybride en Algérie ?
Mais tout cela n’aura un prolongement chez nous que si on « s’occupe de nos propres affaires », qu’on cesse de se divertir de ses malheurs par de séduisants exutoires empruntés au voisinage et si on empêche les deux mâchoires de la tenaille noire de se refermer sur notre destin. C’est à dire : si on se manifeste.
M.B.
Chronique revisitée : L’éloge du strapontin 20 mai, 2007
Posté par benchicou dans : Chroniques dans Le Soir , 3 commentairesLa chronique que vous n’avez pas lue 18 mai, 2007
Posté par benchicou dans : Chroniques dans Le Soir,Non classé , 3 commentairesLa chronique que vous n’avez pas lue
Censurée suite aux pressions sur le Soir
« Achetez moi un peuple »
Je vois Ouyahia, Belkhadem, Soltani, Amara Benyounès et même Sidi Said rivaliser dans la charlatanerie politique et j’ai alors une pensée pour Driss Chraïbi qui nous a quittés dimanche. Que pouvait nous laisser de plus précieux l’écrivain marocain qu’une de ces acides métaphores arabes par laquelle se décrivent les basses vanités humaines ? Décidément, oui, « la noblesse du fauteuil détermine la dignité humaine de celui qui est assis dessus, aussi sûrement qu’un mets succulent provoque la dignité du ventre.»
Il faut assurément avoir de l’estomac pour se plaire dans la parodie quand la société vit toutes sortes de tragédies. Et nos futurs députés, rendons leur justice, ne manquent pas de cet appétit là, indispensable aux uns, les barons, pour régner sur le gâteau national, et aux autres, les majordomes, pour trouver une certaines saveur aux miettes. L’histoire a eu, comme ça, ses vrais décideurs et ses boute-en-trains, ses puissants souverains et ses arlequins du Roi, le tout formant cette confrérie de politiciens amoraux, habiles dans le mensonge et désinvoltes devant le malheur, qu’il nous est donné loisir de voir et, hélas, aussi d’écouter jusqu’au 17 mai prochain. Il n’y a, après tout, aucune raison pour l’Algérie d’échapper à la règle des Nations : elle a eu ses Saladin et ses Savonarole, elle aura ses Raspoutine.
Mais alors que vient faire Rédha Malek, l’un des rares historiques encore en vie, au
milieu de cette communauté d’esprits cyniques et sans grande confession politique ? On le pensait étranger à ce monastère de l’intrigue et de l’ambition, et voilà qu’il s’en désigne comme un des plus fervents archevêques. Mesure-t-il ce qu’il lui faudra trahir de réputations pour faire partie de l’ordre des camelots ? Il lui faudra s’initier, au crépuscule de sa vie, aux techniques de l’immoralité, aux libertinages du mensonge, à l’impudeur du renoncement, aux inconvenances du pharisaïsme, bref à toutes ces vulgarités qui font le cynisme en politique et qu’on n’a jamais connues à Rédha Malek. Or ne le voilà-t-il pas déjà, lui le négociateur d’Evian, pris en flagrant délit de falsification, annonçant une « alliance avec le MDS » quand il ne s’agit que d’un futile compagnonnage avec quelques dissidents du MDS, annonçant le ralliement de Belaïd Abrika à l’« alliance des démocrates » quand la figure emblématique des arouch dit n’avoir jamais donné son accord à cette ligue dérisoire ? C’est que les collèges de l’esbroufe ont toujours besoin d’enseignes en trompe-l’oeil et Rédha Malek aurait dû le réaliser avant d’en être le proviseur.
L’homme au riche parcours a-t-il mesuré le risque qu’il y a à donner des démocrates algériens l’image classique et haïssable de l’escobarderie politique ?
Je me posais cette question quand je tombai sur l’article d’un autre historique, Mohamed Mechati (1) sur l’insurrection du 1er novembre. La réponse était là : c’est en s’éloignant du peuple qu’on tombe dans le discrédit politique. Et vice-versa : c’est en prenant le pouls du peuple qu’on prend la vraie température politique. Nous y sommes. Que nous apprend Mechati ? A la veille de l’insurrection « le peuple ne croyait plus à l’action politique. » Pire : « Il se sentait frustré par certains de ses dirigeants préoccupés essentiellement par la course au pouvoir. » Un demi-siècle plus tard, rien n’a vraiment changé : les politiciens, s’enfermant dans des corporations du délire et de la vanité, s’amusent à des élections qu’elles savent boudées, ignorées par le peuple occupé, lui, à de moins nobles soucis. Ils ignorent superbement, presque nonchalemment allais-je dire, le fossé qui sépare la société algérienne de ses gouvernants. « Achetez moi un peuple » , semble dire chacun de nos postulants au strapontin. Un peuple qui vote, cela va sans dire, et un peuple assez oublieux pour ne pas vous rappeler vos promesses trahies. Je pensais que ces caprices étaient la marque des politiciens impopulaires qui désespèrent de leur impopularité. Voilà qu’ils deviennent aussi le crédo de démocrates algériens, c’est à dire de politiciens qui devraient être aux côtés du peuple, même quand il boude les urnes, plutôt que du côté de ceux qui se désolent que la populace ne s’associe pas à leurs farces électorales. Or qui déplore, à l’avance, que « le problème fondamental qui va se poser est celui de l’abstention » (2)? Yazid Zerhouni, Ahmed Ouyahia ou Abdelaziz Belkhadem ? Aucun des trois. Ce désespoir sort de la poitrine de Amara Benyounès, chef de file des « listes démocrates », résolument décidé à faire le bonheur du peuple contre sa volonté.
Tout le débat de l’alliance démocratique se trouve coincée dans cette double question : comment la réaliser en dehors de la société et, d’autre part, comment réaliser l’union des personnes sans d’abord assurer celle des idées ? Or c’est bien à cela que nous invitent les promoteurs des « listes démocrates » aux législatives : à une consultation populaire au mépris de la volonté populaire ; à une façade de têtes vertueuses que rien n’unit sinon l’air du moment. Mais une coalition de démocrates n’est pas un défilé de majorettes. Elle se bâtit autour d’une charpente de trois ou quatre convictions communes, dont on sait qu’elles sont partagées par la société. Aujourd’hui, il faut, en gros, aux démocrates se mettre d’accord sur l’attitude face à l’islamisme, sur les libertés, sur le partage des richesses nationales et sur le sens de la modernité. Qui peut dire qu’il y a accord sur ces idées ? Qu’est-ce qui unit un parti qui soutient la Charte de Bouteflika, comme l’UDR, d’un parti qui la rejette violemment comme l’ANR ? La tartufferie, diront les uns. Le mariage d’intérêt diront les autres. Ah, les mariage d’intérêt entre l’histoire et la groseille ! Mais suffisent-ils à masquer la question : comment unir Amara Benyounès qui appelait à voter « oui » au référendum et notre brave ami Yacine Téguia arrêté par la police pendant qu’il placardait des affiches appelant à voter « non » ?
Aucun projet politique démocratique d’envergure ne peut se permettre l’économie d’un débat de fond. Les démocrates algériens doivent s’astreindre à l’épreuve du charbon, celle de concevoir, au contact de la société, un canevas commun qui corresponde aux espoirs populaires. Je ne doute pas qu’il puisse exister des esprits assez brillants pour penser pouvoir s’exonérer de cette besogne. Je ne doute pas non plus que parmi nos amis démocrates beaucoup font confiance à l’admirable avantage d’être politicien, c’est à dire, selon le bon mot de Claude Fournier, celui de toujours pouvoir se convaincre qu’en avançant soi-même on fait automatiquement progresser le peuple. Mais les chimères ne font pas une carrière politique.
Avec ces législatives, nous retournerons en 1954, l’époque où, selon Mechati « le peuple ne croyait plus à l’action politique. » Les démocrates algériens qui auront choisi d’y participer auront pris le risque de ressembler aux autres, à ces « dirigeants préoccupés essentiellement par la course au pouvoir. »
Ensuite, une fois revenus de 1954, après les déconfitures, après les désillusions, il sera peut-être l’heure de se regarder à l’échelle de l’histoire. Et de tirer les leçons. Toutes les leçons.
M.B.
1 Dans le Soir d’Algérie du 4 avril 2007
2 Dans le Liberté du 4 avril 2007
Chronique du 15 mars 2007 : » La défaite du fouet » 14 mai, 2007
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Panorama : LE REGARD DE MOHAMED BENCHICOU
La défaite du fouet
soirmben@yahoo.fr
Un monde ancien s’écroule sous nos yeux et nous en mesurons en Algérie, avec les échecs de Bouteflika, les amères désillusions : la mort d’un chimérique traité d’amitié avec la France, rêve à jamais emporté par Chirac dans sa retraite ; la cuisante défaite diplomatique sur le dossier du Sahara Occidental; l’incroyable aggravation du malaise social et du chômage qui frappe les jeunes ; la montée de la pauvreté; les ravages de la corruption sur l’économie nationale ; la dramatique persistance du terrorisme ; la déculturation…
Oui ces faillites algériennes, et bien d’autres, sont d’abord celles d’un monde ancien qui fait naufrage, un monde moribond qui a le visage, fatigué, de Bouteflika et le corps, usé, du système grabataire qui nous gouverne depuis un demi-siècle. Ce sont les déroutes d’une vieille façon de voir le monde, le désastre d’une conduite autoritaire et fermée des affaires de la nation. La défaite du despotisme. La défaite du fouet. La rançon, très coûteuse, de l’illégitimité autant que celle de l’impopularité. Le résultat du fossé qui s’est élargi entre un peuple et ses gouvernants. Le fiasco d’un régime qui ne se nourrit plus de la vitalité de sa société, de son génie, de sa force et de ses espoirs. Le régime de Bouteflika c’est, hélas pour nous, tout cela. Et rien que cela. L’homme croyait pouvoir encore faire de la “diplomatie à l’ancienne”, se suffire de sa ruse et de la qualité de ses connivences. Les derniers revers diplomatiques viennent lui rappeler deux leçons de ce nouveau siècle : d’une part que ce sont les opinions qui, de plus en plus, dictent les grandes décisions aux pouvoirs; d’autre part qu’un régime n’est écouté que s’il est fort de l’aval de sa propre société. Or, quelle image renvoie aujourd’hui l’Algérie de Bouteflika ? L’image vieillie et détestable d’un régime ankylosé, corrompu, autoritaire, qui manie le gourdin contre ses opposants et ses journalistes, détaché de son peuple. Isolé sur son perchoir. Et c’est ce régime impopulaire et aussi asséché qu’une salamandre de décoration, qui espérait arracher une repentance de l’Etat français ? Il n’y avait que la flagornerie de Jacques Chirac pour laisser croire à Abdelaziz Bouteflika qu’il était un second Adenauer et à l’Algérie qu’elle avait le charme de l’Allemagne post-hitlérienne. Il n’y avait que lui pour donner l’illusion aux dictateurs d’Afrique qu’ils avaient encore du crédit aux yeux des Français. Le chef d’état français est d’ailleurs considéré, dans son genre, comme un symbole du monde ancien si on en juge par les articles très sévères de la presse occidentale, représentative de la nouvelle opinion européenne, au lendemain de son message télévisé. Un “champion du contrôle étatique dans les années 1970”, selon le Guardian, “Caméléon Bonaparte”, selon la BBC, “un piètre stratège mais excellent démagogue, père assassin de toute une génération d’hommes politiques de talent, qu’il a étouffés les uns après les autres”, selon le quotidien belge Le Soir. Si Chirac est ainsi vu par les observateurs européens, qu’en est-il alors de Bouteflika ? Le président algérien a cru pouvoir négocier habilement avec les vieilles recettes de Talleyrand. Le monde ne l’écoutait déjà plus. Avec le départ de Chirac s’enterre le rêve de la repentance et se noie le projet utopique de traité d’amitié. Cruelle défaite du despotisme algérien : aucun des trois successeurs potentiels de Chirac, de Sarkozy à Royal en passant par Bayrou, n’est favorable à l’idée de repentance ni ne partage la perspective d’un traité d’amitié algéro-français. Ils tiennent, tous les trois, un discours nouveau émancipé des connivences chiraquiennes et conforme aux tendances des générations d’aujourd’hui, un discours qu’il faut savoir décrypter et utiliser au mieux des intérêts algériens et de la réhabilitation de notre mémoire. Ce discours d’une nouvelle génération, le régime algérien, déphasé, ne le comprend pas mais le roi Mohammed VI, lui, a su habilement le capter pour l’utiliser à son tour, se faire écouter, améliorer l’image du Maroc et retourner à son avantage la situation diplomatique sur le Sahara Occidental. Le ralliement de l’Espagne aux thèses marocaines est à ce point un échec consommé pour Abdelaziz Bouteflika que le président algérien en fut réduit à ne pas aborder, mardi dernier, la question du Sahara Occidental avec le roi d’Espagne, Juan Carlos, en visite à Alger. On ne peut mieux avaler son chapeau ! Je ne partage pas l’analyse de mon ami Abdelaziz Rehabi : il n’y a pas forcément, dans cette affaire, “une stratégie visant à isoler l’Algérie”. Le régime algérien s’est aussi isolé de ses propres mains, par son autisme, son immobilisme, son obsolescence, son autoritarisme d’un autre âge et, surtout, par sa vulnérabilité, celle d’un pouvoir quasi illégitime qui ne semble guère soutenu par sa propre population. Comment, dans le monde d’aujourd’hui, un régime tyrannique et oppresseur peut-il prétendre défendre avec succès une cause de décolonisation ? Nous ne sommes plus dans la diplomatie de Boumediene. Un monde ancien s’est écroulé. Et dans le nouveau monde, le Maroc de Mohammed VI, plus ouvert, plus dynamique, plus moderne, peut-être même plus démocratique, marque des points. Si le gouvernement de Zapatero défend avec succès la thèse marocaine auprès de ses pairs européens, c’est parce qu’il plaide la stabilité d’un Maroc familier aux générations d’aujourd’hui, c’est-à-dire d’un pays plus présent, plus moderne, plus prometteur, plus “lisible” sur le plan démocratique par les opinions occidentales. Il faut quand même reconnaître que dans un Maghreb où même la Mauritanie en vient à s’offrir de vraies élections présidentielles, avec un vrai second tour, que dans ce Maghreb-là, l’Algérie jure par son archaïsme. On ne remerciera jamais assez Ben Ali et Kadhafi d’atténuer pour nous les inattendus effets du contraste. Or, tout est là : aucun succès diplomatique ne peut, désormais, se bâtir sur les insuccès nationaux. Dans l’arène internationale, un pays n’est respecté que pour son aptitude à y donner l’image d’une nation et pas seulement d’un Etat, aussi indiscutables que soient ses allures régaliennes. L’image d’une entité cohérente, harmonieuse, soudée, forte de la cohésion entre un pouvoir et une société liés par un pacte de prospérité et de respect des libertés. On en est loin. Pour les plus indulgents de nos amis, l’Algérie de Bouteflika passe désormais pour le pays de l’immobilisme éclairé. Si le Nobel récompensait l’inaction, notre président y serait l’imbattable favori. Car qu’est-ce que le bilan du président sinon, au mieux, celui de huit années d’inaction ? Le régime n’y a su offrir ni la prospérité ni encore moins les libertés. Deux rapports publiés en ce mois de mars, l’un algérien l’autre américain, viennent illustrer l’ampleur de la faillite du régime. Le premier est une enquête – quel bonheur de savoir que des Algériens font encore de la recherche ! – menée par des sociologues et des psychologues du Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (CREAD). Elle indique que, dans l’Algérie de 2007, la première cause du stress est liée à la persistance du chômage que le régime n’a su ni éradiquer ni amoindrir. Nos millions de compatriotes privés de travail, donc de moyens d’existence, vivent, selon cette étude, le chômage comme “une source de troubles importants”, comme un “sentiment d’impuissance et d’affaiblissement”. Le second rapport est une étude du département d’Etat américain, publiée ce mois-ci à Washington, et qui montre qu’il existe un gouffre entre les textes généreux de Bouteflika et la réalité vécue par la population. Il confirme d’abord que la corruption continue de sévir gravement en Algérie, “en dépit des textes de loi mis en œuvre”. Le rapport US cite, pêle-mêle, le cas de Ahmed Bourricha l’ex-wali de Blida, poursuivi par le tribunal criminel pour détournement de deniers publics et celui de l’ex-wali d’El Tarf. le recours abusif au gré à gré, le manque de transparence du pouvoir exécutif et met en exergue le fait que 80% des ministres n’ont pas fait leur déclaration du patrimoine. Le rapport est accablant pour la justice algérienne. “Bien que la Constitution protège l’indépendance de la justice, ce principe est bafoué sur le terrain”, note le document du département d’Etat. Il révèle des chiffres peu flatteurs : 60 magistrats ont été radiés pour corruption, 12 ont comparu devant le Haut-Conseil de la magistrature et 23 ont été rétrogradés pour “abus de pouvoir”.
Bâtir un autre regard
Le plus fâcheux dans l’histoire c’est qu’avec de tels déboires internes le pouvoir escompte non seulement décrocher des triomphes internationaux mais aussi s’éterniser sur le trône. Que faire ? C’est la question angoissée de nombreux lecteurs convaincus de la réalité du naufrage et qui s’alarment de ce qu’aucune bouée ne se profile à l’horizon. Il n’y en a, en effet, aucune ici, dans le compagnonnage, passif ou actif, avec un régime autoritaire, dépassé et sinistré, et qui se regarde mourir au milieu de ses vieilles vanités, dans le monde ancien. Il y en a une, en revanche, là-bas, qui nous attend dans le monde nouveau que l’on hésite encore à conquérir. Il nous suffit d’avoir le courage des choix difficiles et la patience de les féconder. Il nous suffit de formuler une politique nouvelle, émancipée, à l’écoute du monde nouveau, et de nous en tenir. C’est la mission de ceux qui, parmi l’opposition, ont entrepris de bâtir une autre Algérie. En sont-ils vraiment convaincus ? Voilà qui nous amène aux questions qui fâchent et d’abord celle laissée en suspens la semaine dernière : faut-il participer aux élections qu’organise le pouvoir pour s’éterniser sur le trône ? Je constate d’abord qu’après un demi-siècle de votes truqués, poser la question est déjà une insulte au bon sens. Et c’est ce qu’il y a de nouveau et de frappant dans l’Algérie de 2007 : la société, qui ne manque pas de bon sens, semble en avance sur l’opposition qui est pourtant censée parler en son nom. La société sait que les législatives du 17 mai prochain seront falsifiées tout comme l’ont été les consultations électorales qui les ont précédées ; la société sait que les élections servent à donner aux régimes totalitaires la respectabilité que leur interdisent leurs bilans. C’est pourquoi la société n’ira pas voter. Le plus spectaculaire est que ces vérités sont tellement incontestables qu’elles sont partagées par ceux qui, parmi nos opposants, se préparent à faire partie de la mascarade. Louisa Hanoune et Saïd Sadi disent s’attendre à la fraude mais avouent ne pas résister à la tentation de la parodie ! Quel terrible déclin… On répliquera, avec raison, que ces arguments, aussi pathétiques soient-ils, ont pour eux l’avantage de la franchise, ce qui n’est pas le cas de certains de mes amis des arouch ou du MDS, aile Hocine Ali qui s’apprêtent à partir aux élections pour, disent-ils, “barrer la route à la fraude et réhabiliter le suffrage universel” ! Comprenne qui pourra. En vérité, l’opposition démocratique algérienne est placée, à l’occasion de ces prochaines législatives truquées, devant trois terribles responsabilités historiques. D’abord le choix d’accélérer la défaite du despotisme algérien et d’isoler l’intégrisme ou, à l’inverse, celui de les secourir. Ensuite le devoir d’accompagner un mouvement social contestataire qui va s’exprimer par le boycottage ou, au contraire, la tentation de le mépriser. Enfin, exploiter ou ne pas exploiter l’opportunité exceptionnelle de concevoir une politique alternative à celle du système, à celle de l’islamisme. D’entrer dans le nouveau monde. L’union des démocrates algériens, à laquelle s’épuise à appeler notre ami Bererhi, passe par là et nos opposants gloutons ont tort de la troquer contre un strapontin. L’histoire est implacable. Elle n’oublie aucune félonie. Le monde nouveau se fera, mais sans eux.
M. B.